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Sans
conteste, le groupe Limite, constitué de Jacques Barberi,
Francis Berthelot, Lionel Evrard, Emmanuel Jouanne, Frédéric
Serva, Jean-Pierre Vernay, Antoine Volodine, cherche à faire
mentir l'expression : "Au-delà de cette limite votre
ticket n'est plus valable." D'emblée, leur préface
exprime cette distante férocité du loubard en virée.
Ils ont trop sniffé de SF pour ne pas désirer aujourd'hui
de drogues plus dures, trop rôdé à sa périphérie
pour ne pas s'apercevoir qu'il devient urgent d'attaquer le mur
du ghetto de cette littérature au lance-rocket. Pas seulement
pour se savoir libre, mais préparer patiemment l'invasion
du dehors. Dans leur premier recueil en commun, symboliquement nommé
Malgré le monde, ils cherchent en quatorze nouvelles, deux
pour chacun, à explorer les frontières les plus lointaines
du genre. Leur choix : l'anonymat, pas un texte n'est signé.
Et il ne s'agit pas d'un jeu-concours.
"Le sens
de cet amoncellement," semble dire l'un des leurs dans "Le
Dernier repas cannibale", "a pour objet l'étude
du vide, de l'absence." "Je m'intéresse à
n'importe qui, sauf aux autres", déclare l'auteur du
"Parfum des vagues qui viennent mourir sur la plage, un
soir d'hiver frileux", faisant sienne cette phrase de Cioran.
On le voit, le ton n'est pas au compromis. Le danger de cette attitude
hautaine, basée sur le refus de l'anecdote (l'absence de
chute y atteint au sublime), hantée par l'exigence de l'écriture,
est d'aboutir à des textes quasi autistiques, au mieux à
des tentatives de communication à l'intérieur du groupe
qui laissent le lecteur hors du mur que les dynamiteurs souhaitaient
détruire. Certes, Malgré le monde n'est pas
épargné par ces tares, poèmes abscons, prose
hallucinée, pure métaphysique du néant forment
les scories du recueil.
Mais, sous
la volontaire rupture d'identité qui semble d'abord créer
un ensemble protéiforme et métamorphique, exercice
de style inverse à celui de Queneau où chacun chercherait
à imiter un modèle qui n'existe pas, les différences
apparaissent bien vite. Auparavant, les écrivains faisaient
de la SF, aujourd'hui, nourris de sa culture c'est le contraire
qui se produit : frottés au conceptuel, gavés d'imaginaire,
contaminés par le futur, les créateurs de Limite abandonnent
bientôt la pose et remplissent leurs rollers de nitroglycérine.
Leurs métaphores déhalent.
Pour n'en
citer que les nouvelles les plus incisives, "Le Point de
vue de la cafetière" est un beau texte symbole sur
les fins du monde abominables, paré des couleurs adolescentes
de l'inceste et du narcissisme. "Vision partiale de l'invasion
partielle" ressemble à une parodie kafka-hyène
de SF ethnologique, une histoire d'invasion E.T. à se mordre
les yeux. "Debout, les damnés de la terre"
s'affirme telle une sorte de J'accuse s'attaquant à la création,
où les cadavres de l'hiver, formés de ses boues, se
dressent pour regarder les hommes s'entre-tuer. "Autopsie
d'un demi-vivant" tente de traduire l'incompréhensible
vision de l'embryon qui cherche à naître. "Les
vérités perdues" ne se rattrapent jamais, clame
son auteur en un superbe récit post-atomique où des
semi-sauvages réfugiés autour d'une bibliothèque
cherchent à se transmettre une culture perdue. l'admirable
"Parc zoonirique", chef-d'oeuvre de la littérature
anale, nous prend littéralement aux tripes et "Donald
Duck chez les Hell's Angels", conte philo rigolo prend
au mot la phrase de Pascal : "Qui veut faire l'ange fait la
bête."
Ainsi,
sous l'apparente agressivité des secoueurs de cocotier du
groupe Limite perce la blessure secrète des conteurs. Ils
témoignent du monde malgré le monde. Si leur Science-Fiction
est d'ordre spectrale, lumière noire, elle est corrodée
par les acides gras de l'avenir. D'où l'insolent désir
d'échapper au réel pour le réinventer. Tout
le mérite de cette aventure décapante est d'avoir
exploré les vertigineuses banlieues de l'imaginaire sans
plan et sans carte orange.
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